Pendant au moins tout le 19ème siècle, la légende est tenace : le village haut-savoyard des Gets aurait été fondé au 14ème siècle par des Juifs chassés de Toscane (supposément empoisonneurs de fontaines…) et accueillis par Dame Béatrix de Faucigny à condition de se convertir à la foi chrétienne… Cette thèse ne résiste pas une seconde à l’analyse des archives historiques complétement vides de toute pièce pouvant l’accréditer.
Cette baliverne est pourtant popularisée sans aucune preuve tangible dès le 1er tiers du 19ème siècle par l’abbé Marin Ducrey du collège de la chartreuse de Melan, diffusée en 1852 dans le journal local « Le Réveil », reprise en 1855 par l’abbé Bergoend (premier historien gêtois), publiée caricaturalement en 1865 par Francis Wey dans un célèbre récit de voyage en Savoie, renforcée de manière fantaisiste en 1875 par Antony Dessaix, reprise doctement par l’anthropologue Gabriel de Mortillet à la fin du 19ème… puis diffusée en masse au début du siècle par l’éditeur parisien (de confession israélite) Levy Fils & Neurdein via deux cartes postales des célèbres photographes Auguste et Ernest Pittier qui concourent ainsi à diffuser cette infox par l’industrie naissance du tourisme… Ces cartes postales (dont l’une est bilingue français-anglais !) ont dû être imprimées en plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et ont été diffusées largement dans toute l'Europe (elles restent aisément trouvables en ligne en 2023 pour les collectionneurs). La proximité phonétique Les Gets-Les Juifs donne par ailleurs encore plus de force à la diffusion de cette légende d’une supposée origine juive des Gêtois.
Dans ses "Souvenirs historiques sur la paroisse des Gets", l'abbé Bernard Bergoënd (ancien professeur au collège de Melan fondé par l'abbé Ducrey) désigne même en 1855, selon "la légende du pays", les 5 premières familles supposément juives des Gets venues de Toscane : il s'agit des Antionio, des Bergoino, des Coppello, des Martino et des Ramello... Selon Francis Wey, ces "premiers colons" (précisons que le territoire gêtois était peuplé depuis des siècles, sinon des millénaires...) auraient planté à leur arrivée le "vieux chêne" (suite aux meilleurs soins qui pouvaient lui être donnés, sa maladie a conduit à devoir l'abattre après 7 siècles de présence. Sur le même emplacement, il a été remplacé en l'an 2000 pour marquer son renouveau et la continuité de ce symbole fort pour les Gêtois).
Dans les textes circulant au 19ème siècle, les poncifs propres à l’antisémitisme d’alors ne manquent pas pour désigner des Gêtois au « visage très accentué », à l’« instinct les portant à la vie errante », à l’ « esprit mercantile » et « spéculateur », au « nez particulier » et « aquilin »... Comme l’a démontré dans les années 1980 dans sa thèse de doctorat l’anthropologue Dominique Abret-Defayet, ces propos s’inscrivent dans un contexte où les Gêtois d'alors font partie des communautés villageoises les plus moquées et vilipendées de toute la Haute-Savoie ! En cause, leur isolement, leur pauvreté, leur saleté, leur ignorance, leur rudesse, leur marginalité, leur habilité dans le commerce du bétail, leur errance sur les routes de l’émigration. Vivants sur un col situé entre le Faucigny et le Chablais, leur ancrage géographique ne serait pas très clair et franc...Sur les marchés alentours, le dicton « C’est pas un bête, c’est pas une gent, c’est un Gêtois ! » est frappant quant à la déshumanisation s’appliquant aux Gêtois. Des plaisanteries de bistrot les comparent à des singes... Dans l’esprit des villages alentours, il est alors entendu que le Gêtois serait un être inférieur et à part devant faire l’objet de moqueries, de dédain, d’opprobres voire d’exclusion.
Quelques décennies plus tard, lors de la Seconde guerre mondiale, les historiettes locales colportent que les Juifs fuyant le nazisme se seraient écriés en arrivant au pont des Gets « On s’en va, il y en a déjà ! ». En ces années, l’abbé Charles Philippe organise discrètement dans son presbytère une solidarité villageoise pour héberger des maquisards et met en place une véritable chaine humaniste permettant les passages clandestins de réfugiés juifs vers la frontière suisse… En 1980, de vieux paysans de la vallée voisine du Giffre parlaient encore des Gets comme « une colonie juive habitée de maquignons, de malins… ».
Cette histoire des Juifs des Gets doit pouvoir offrir pour longtemps un antidote parfait à l'antisémitisme, à une quelconque xénophobie ou rejet de la différence, aux Gets comme ailleurs. Elle présente, je l’espère, une valeur universelle pour mieux prévenir les maux qui nous guettent tous encore…
Article publié le 10 novembre 2023 sur la page Facebook www.facebook.com/Histoiresdesgets